Exposition visible jour et nuit, 24h/24 et 7j/7, du 10 juillet au 15 septembre 2015, à la Galerie Saint-Séverin. La visite est totalement gratuite.

Vernissage le 9 juillet 2015 de à 18h30.

 

L’artiste, Socratis Socratous

Né en 1971 à Paphos (Chypre), Socratis Socratous étudie à l’école des Beaux-arts d’Athènes, où il s’installe définitivement. En 2009, il est l’artiste invité du Pavillon de la République de Chypre à la 53e Biennale de Venise.

En 2015, il est sélectionné pour le prestigieux Prix DESTE pour l’art contemporain. Il collabore régulièrement avec le groupe Hermès pour des réalisations dans divers pays.

Pour l’été par Socratis Socratous
Le point de vue de la commissaire

Installé à Athènes depuis le début des années 1990, mais d’origine chypriote, Socratis Socratous explore la question des ruines et de la mémoire dans les territoires divisés. Son pays natal, à nouveau accessible à partir des années 2000 de part et d’autre de l’ancienne frontière dite « ligne verte », a été une source majeure pour ses projets artistiques.

Dans la continuité de cette quête des bribes d’humanité enfouies dans les strates de l’histoire, Socratous expose ici les vestiges singuliers de conflits récents du Moyen-Orient, qui trouvent une seconde vie à Chypre dans le cadre de ventes aux enchères à des fins de récupération des métaux pour recyclage.

Au-delà d’un commentaire immédiat sur un commerce qu’on peut juger scandaleux à l’aune des drames sur lesquels il prend appui, Socratis Socratous s’intéresse également à la forme de ces vestiges, à partir desquels on pourrait dresser une typologie. Ainsi, selon la nature de l’élément percuté par la balle, l’impact du tir orientera la forme du résidu qui renferme le métal aujourd’hui convoité.

Le travail mental auquel nous sommes dès lors conviés malgré nous permet de saisir toute l’horreur d’un conflit, quel qu’il soit, arrachant brutalement des vies humaines à un quotidien parfois tourmenté mais souvent ordinaire, aimé et assumé. C’est ainsi à une profonde méditation qu’invitent ces reliques des temps présents.
Sophie Duplaix, commissaire – 2015.

Socratis Socratous, Pour l’été, détails, 2015, Galerie Saint-Séverin, Paris.

 

Le point de vue de Sylvie Bethmont-Gallerand

« A première vue le sol de la petite vitrine de la Galerie Saint-Séverin est encombré de débris métalliques entassés.

Socratis Socratous, Pour l’été, installation, 2015, Galerie Saint-Séverin, Paris.

Un paysage de métal
En s’approchant, il est possible, l’imagination se mettant en marche, d’y voir une manière de paysage. A gauche un lac, ou des marais, sont traversés par les nervures de petits ruisseaux, ou bien c’est une étendue d’eau lisse comme du mercure, à moins que ce ne soient les paresseux méandres d’une coulée de lave. Alentours pousse une forêt étique, qu’une catastrophe a privée de ses feuilles, ou alors ce peuvent être des cheminées d’usine et ce paysage est aussi urbain. Un chaos de rochers, monte au fond à droite, vers une éminence arrondie. Rouge et noire elle évoque quelque roche volcanique, lorsque le fer se mêle au feu. Se dresse derrière ce volcan comme un arbre doré, l’or est également évoqué par quelques barres en forme de parallélépipèdes. Des tunnels éclatés, des passages, des cheminées béantes complètent ce décor. Un éboulis vient couler au premier plan.

Chypre, une île dans l’histoire
A y regarder de plus près encore, des roquettes éclatées sont posées dans cet entassement, et c’est d’un éboulis de balles et de douilles qu’il s’agit. Ces rocs sont des obus déformés par les tirs qui leur ont fait percuter leurs cibles. Ce paysage est un amas de ferrailles éclatées, fondues, déformées par faits de guerre dont il témoigne…

Comme nous l’indique Sophie Duplaix, commissaire de cette exposition – voir article ci-dessus – Socratis Socratous est un artiste dont l’art offre un reflet de la vie et de la géopolitique de son île. Ces débris d’armes sont ceux des conflits actuels au Moyen-Orient, revendus comme métaux bruts lors de ventes aux enchères dans l’île de Chypre. Parfois aux dépends de ses habitants puisque ce qui m’évoque, ici,un volcan ou une montagne rouge et noire, est en fait le produit d’une double catastrophe. Celle d’une guerre d’abord, qui a vu ces armes utilisées. Celle qui a frappé Chypre ensuite lorsqu’en juillet 2011 une cargaison d’armes iraniennes a explosé sur une base navale, endommageant la plus importante centrale thermique de l’île, privant d’électricité près des deux tiers de son territoire. Cet amas en provient. Il s’agit bien de « reliques des temps présents ».

Ce jardin de métal est un lieu de mémoire, ancré dans l’histoire. Le geste artistique de Socratis, « assemblant en un certain nombre » ces débris – selon la définition de l’œuvre d’art par Maurice Denis – peut faire naître dans une imagination fertile, et par ce qui est aussi un travail mental, l’évocation d’une réalité autre : un paysage par exemple.

Socratis Socratous, Pour l’été, détail, 2015, Galerie Saint-Séverin, Paris.

L’œil scrute, la main trace et assemble, la mémoire est convoquée…
Cette œuvre fait ainsi écho à la production récente de Socratis : Module of Urban Landscape (Module de paysage urbain – 2011,) ou encore Stolen Garden (Jardin volé – 2014, ). Des amas métalliques aux allures de ruines, ou des plantes figées dans le bronze deviennent par leur puissance d’évocation, des métaphores de nos vies et de nos guerres.

En ce sens Socratis s’insère dans une longue histoire, (que l’on pourrait aisément faire remonter à l’art pariétal préhistorique) celle des artistes dépeignant la guerre : de Jacques Callot et ses Miserres et malheurs de la guerre, (1633) – ceux la Guerre de Trente ans – ; à Goya, témoignant des horreurs de la guerre entre la France et l’Espagne (Dos et Tres de Mayo – 1808) ; mais aussi, l’hellènophile Eugène Delacroix évoquant les Massacres de Scio (1824). Toutes ces œuvres, qui portent témoignage, sont également de puissants jalons de l’histoire de l’art, de purs faits de peintures et de gravures qui ont marqué leurs temps et des générations d’artistes après eux.

Plus près de nous et venant d’être commémorés, les deux conflits majeurs du XXe siècle, La der des ders, et la Deuxième guerre mondiale ont été vécus dans leur chair par nombre d’artistes, peintres et poètes de tous les bords. Leur travail de mémoire est encore un travail artistique que rejoint celui de Socratis Socratous. Même s’agissant des croquis du front par André Dunoyer de Segonzac,  dont le sujet, l’explosion d’obus, est transcendé par le dessin, ses linéaments et ses rythmes. A ce fracas muet répondent les images mentales des poèmes de Guillaume Apollinaire (1880-1918), blessé lors du premier conflit mondial :

« …Comme un astre éperdu qui cherche ses saisons
Cœur obus éclaté tu sifflais ta romance
Et tes mille soleils ont vidé les caissons
Que les dieux de mes yeux remplissent en silence. »
Guillaume Apollinaire, « La nuit d’avril 1915 », Calligrammes, 1918, Paris, Gallimard.

La beauté malgré tout
Ces œuvres peuvent être contemplée aussi bien dans, et hors de leur contexte. Une semblable volonté artistique relie tous ces artistes à travers les temps, ou plus justement leur « vouloir artistique » ou kunstwollen qu’Erwin Panofsky désigne comme « l’ensemble ou l’unité des forces créatrices trouvant leur expression dans l’œuvre d’art et l’organisant du dedans, pour la forme comme pour le fond ». Par son organisation propre, l’œuvre d’art certes ici témoigne, mais elle dépasse son histoire propre et vient nous rejoindre et nous fasciner de beauté. Une beauté qui sourd du chaos et s’en dégage, qui donne dignité et paix à ceux qui ont souffert, aux chairs meurtries et aux destins brisés.
La méditation chrétienne peut rejoindre ces « épiphanies de la beauté » que permet l’art. Une espérance est possible car tout ne s’arrête pas au meurtre du frère qu’évoquait l’œuvre de Gina Pane exposée précédemment en la Galerie Saint-Séverin (Abel, exposée du 17 avril au 28 juin 2015). L’Ancien Testament nous dit qu’après le meurtre de son frère Abel, naît de Caïn un premier fils, Hénok, qui est le bâtisseur de la première ville nommée dans la Bible. Viennent ensuite les premiers nomades habitant sous la tente, puis les poètes : « tous ceux qui jouent de la cithare et de la flûte » et enfin « Toubal-Caïn qui aiguisait les socs de bronze et de fer ». (Gn 4, 1-22). L’histoire de l’humanité est ainsi résumée, avec ses fracas et ses chants. Oui, ses chants malgré tout, qui trouvent un écho dans la « parole habitée » des prophètes, tel Isaïe chantant la paix à venir :

« Il arrivera dans les derniers jours que la montagne de la Maison du Seigneur se tiendra plus haut que les monts, s’élèvera au-dessus des collines. Vers elle afflueront toutes les nations et viendront des peuples nombreux. (…) De leurs épées, ils forgeront des socs, et de leurs lances, des faucilles. Jamais nation contre nation ne lèvera l’épée ; ils n’apprendront plus la guerre. Venez, maison de Jacob ! Marchons à la lumière du Seigneur. » (Is 2, 2-4).

Puissions-nous parvenir dans nos vies à transformer nos armes en paysages utiles, à forger la paix en dominant nos violences, faisant de nos « épées des socs de charrue », de nos « lances des faucilles » et de notre orgueil une fraternité. »
Sylvie Bethmont-Gallerand, enseignante à l’Ecole cathédrale de Paris.

 

En savoir plus : 
Voir & Dire

 

Direction : Olivier de Bodman
Programmation :
Sophie Duplaix
Coordination :
Martine Sautory

Légende de la photo : Socratis Socratous, Pour l’été, installation, 2015, Galerie Saint-Séverin, Paris.